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Le nuage et le filet,
Discrète géométrie des choses en cinéma.


carnet de recherche
Communication dans le cadre du colloque international “Formes géométriques en fiction : damiers, grilles et cubes. Du cinéma à la théorie de l’art”. Lille, 28–30 novembre 2019. Organisation : Jessie Martin et Joséphine Jibokji, Université de Lille, Centre d’étude des arts contemporains (CEAC)
Barbara Le Maître, Université Paris Nanterre (HAR)

Après avoir exploré dans une précédente communication la présence manifeste des formes géométriques — en particulier celle du cube — dans les films de David Lynch[1], nous nous proposons d’aborder dans un champ cinématographique élargi le paradoxe d’une géométrie devenue aussi incontournable qu’invisible. Nous parlons d’une géométrie qui, échappant le plus souvent à sa reconnaissance par le spectateur, engage pourtant par là-même une transformation fondamentale des conditions de production de la forme et de l’image en mouvement. Ainsi, nous souhaitons traiter des effets de techniques numériques de conception d’espaces et de volumes telles que la photogrammétrie ou l’acquisition par scanner tridimensionnel, utilisées depuis plusieurs années dans des réalisations de différentes natures. Il sera question dans notre intervention de deux figures géométriques particulières : le nuage et le filet. Le nuage c'est le nuage de points (point cloud) et le filet, celui de la maille virtuelle (mesh) sur lesquels une partie des images numériques actuellement produites sont fondées.

L’importation de ces technologies exogènes en cinéma invite à en analyser les effets du point de vue d’une archéologie générale des médias. Si, pour Hubert Damisch, la figure du nuage doit être pensé comme “un graphe dont les fonctions varient avec l’époque”[2], nous étudierons la structure mathématique réticulaire des environnements générés par les procédés nommés plus haut, grâce auxquels l’image numérique peut désormais se comprendre comme une atmosphère, un ensemble de conditions météorologiques, un système de données variables, un espace relationnel et statistique proche en cela des jeux scientifiques baroques[3]. Nous nous intéresserons aux grilles tridimensionnelles que rien ne distingue a priori des méthodes stéréométriques employés dès le Quattrocento par Piero della Francesca ou plus tard dans la topophotographie de Pio Paganini (Illus.).





Nous tenterons également d’en éclairer la discrétion. Car, discrètes, ces géométries le sont de deux manières : elle sont invisibilisées d’abord, cachées sous les effets de textures, lorsqu’elles sont mises au service d’une représentation illusionniste voire hyper-réaliste. Mais elle le sont encore en un second sens, puisque la discontinuité dont elle procède (la discrétisation des corps en données spatio-temporelles et l’indifférence ontologique de ces mêmes données au regard des algorithmes nécessaires à leur traitement) convoque d’autres conceptions de la géométrie que la seule géométrie euclidienne.[4]

Nous nous demanderons en quoi la furtivité de telles géométries s’avère symptomatique d’un certain état du regard. Si les figures du nuage et du filet ne sont pratiquement jamais montrés en tant que telles dans les films de fiction au cinéma, d’autres approches et régimes du film n’hésitent pas à en convoquer les qualités premières. Nous ferons ainsi appel à trois instances du film et trois représentations de l’espace définies par ce même substrat géométrique : une séquence du film Fight Club de David Fincher (1999), le clip House of Cards réalisé pour Radiohead par James Frost et l’artiste programmeur Aaron Koblin (2008), un extrait de Shining 360, film interactif et immersif de l’artiste américaine, Claire Hentschker (2016). Exposer ces géométries, les forcer à réapparaître, en comparer les valeurs, les soumettre à l’examen historique, théorique et critique nous permettra aussi d’en interroger l’idéologie.

[1]    BOURDAREAU Pierre, “Blue Cube & Golden Club. David Lynch et le design d’(hyper) espace.” in E. Plasseraud, C. Puget & P. Beylot (Dir.), « David Lynch et les arts », Revue LIGEIA n°165-168, Juil-Déc. 2018.
[2]    DAMISCH Hubert, “Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture.” Ed du Seuil. Paris. 1972.
[3]    DHOMBRES Jean, « Le jet d’eau et l’arc-en-ciel à l’âge baroque. Réalisation des mathématiques, mathématisation de la philosophie naturelle et représentation des phénomènes », in COUSINIE Frédéric et NAU Clélia (Dirs.),  L’artiste et le philosophe. L’histoire de l’art à l’épreuve de la philosophie au XVIIème siècle. Actes du colloque international, 19-22 septembre 2007. Éditions de l'INHA, PUR. Collection Æsthetica. Paris, Rennes. 2011. pp. 151-196.
[4]    Nous nous appuierons en partie sur le commentaire des théories de Panofsky proposé par MANIGLIER Patrice, La Perspective du Diable. Figurations de l’espace et philosophie de la Renaissance à Rosemary’s Baby. Éditions Actes Sud / Villa Arson. Arles / Nice. 2010.